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La prétendue amitié de Heidegger pour Husserl

Il avait seulement une vingtaine d’années quand il fut frappé par ce qu’il appelle « la magie qui émanait de ce livre ». A Fribourg-en-Brisgau (dans l’ouest de l’Allemagne), le jeune Martin Heidegger (1889-1976) vient de renoncer à devenir prêtre. Il lit les Recherches logiques du philosophe Edmund Husserl (1859-1938), avec un enthousiasme dont il se souviendra encore plus d’un demi-siècle plus tard. « Je fus si touché par le ­livre de Husserl que je ne cessai de le relire les années suivantes », écrit-il en 1969. Découvrir Husserl, de trente ans son aîné, fut décisif dans le parcours personnel de Heidegger. Il lui doit de pouvoir quitter le psychologisme dominant, d’entrevoir qu’une autre approche de la conscience, de l’humain et de la vérité est possible.
Il soutient bientôt, en 1913, une thèse, « Doctrine du jugement dans le psychologisme », où il se montre un disciple appliqué et docile. Pour défendre l’indépendance de la logique envers la psychologie, le thème du temps commence à s’imposer dans sa réflexion. La « question de l’être », qu’il va réhabiliter dans les années suivantes et placer finalement au centre de sa pensée, est à peine esquissée. Husserl, de son côté, ne semble pas accorder grande attention à cet élève. Tout change au cours de l’hiver 1917-1918. Husserl cherche un nouvel assistant, ses conversations avec Heidegger se multiplient, leurs échanges de lettres vont s’intensifier.
Le maître croit découvrir chez le jeune homme l’« œil clair de l’âme », comme le lui dit bientôt une lettre qu’il lui adresse au front. Car Heidegger est mobilisé, au moment même où Husserl, qui a perdu son plus jeune fils en 1916, apprend que l’aîné vient d’être blessé au cerveau. Il voit en lui un fils de substitution. Commence alors, entre ces deux penseurs profondément différents, une longue relation faite successivement d’amitié intense et d’incompréhension vive, de respect filial et de silence glacial. Histoire éminemment complexe, où s’entrelacent conflits affectifs et divergences d’analyse, clivages métaphysiques et tourmente du siècle.
Peu à peu, il devient clair que tout les sépare. Husserl, qui rêve de faire de la philosophie une « science rigoureuse », croit en l’universel, en la rationalité, en l’Europe. Heidegger critique radicalement l’humanisme classique, exalte l’irrationalité. Et se rallie au nazisme, qui met en œuvre l’exclusion des non-Aryens de la fonction publique. D’origine juive, Husserl est mis en congé. « La plus grande humiliation de ma vie », note-t-il.
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